5
— Il a violé la Paix Secrète dès le premier soir, ce petit con.
Le Faiseur de voleurs était à présent installé plus confortablement, dans le jardin sur le toit du temple du Prêtre Aveugle, une chope de vin résiné à la main. C’était la pire des piquettes, mais cela laissait penser que d’authentiques négociations auraient peut-être lieu.
— C’était jamais arrivé avant, et c’est jamais arrivé depuis.
— Quelqu’un lui a appris comment soulager un manteau, mais n’a pas pris la peine de lui expliquer que les Vestes Jaunes ne doivent jamais faire partie des victimes. (Le père Chains fit la moue.) C’est très curieux, ça. Notre cher capa Barsavi adorerait rencontrer un tel individu.
— Je n’ai jamais pu en savoir plus. Le petit m’a raconté qu’il avait appris tout seul, mais il bobarde. Quand on a cinq ans, on joue avec des poissons morts et du crottin, Chains. On n’invente pas les plus subtiles façons de faire les poches et de couper les bourses.
— Qu’est-ce que tu as fait, pour les bourses des gardes ?
— J’ai filé au commissariat de Prendfeu et j’ai léché des culs et des pompes à m’en faire tomber la langue. J’ai expliqué au capitaine qu’un des petits nouveaux n’avait pas compris comment fonctionnent les choses à Camorr, que je rendais les bourses avec un bonus, et j’ai supplié qu’ils me pardonnent avec la plus grande magnanimité – le bla-bla habituel.
— Et ils ont accepté ?
— L’argent, ça rend joyeux, Chains. J’ai truffé les bourses de pièces d’argent. Après, j’ai donné à tous les hommes de l’escouade assez de blé pour picoler cinq ou six soirs, et on a tous convenu qu’ils boiraient quelques coups à la santé du capa Barsavi, lequel n’avait sûrement pas, ahhh, besoin d’être mis au jus de choses aussi inconséquentes que les bourdes de son loyal Faiseur de voleurs quand il laisse un mioche de cinq ans violer cette foutue Paix Secrète.
— Donc, dit le Prêtre Aveugle, ça s’est passé le tout premier soir de ta collaboration avec mon gosse-mystère-pas-cher-tombé du ciel.
— Ça me fait plaisir que tu commences à envisager ce petit chiard de façon plus possessive, Chains, parce que ça commence à devenir assez folklorique. Je ne sais pas trop comment le tourner. J’ai des gosses qui aiment voler. J’en ai d’autres que ça n’intéresse pas, et d’autres encore qui le tolèrent juste parce qu’ils savent ne rien pouvoir faire d’autre. Mais personne, et je dis bien personne, n’en a autant envie que lui. S’il se faisait ouvrir la gorge et qu’un medekiner essaie de le recoudre, Lamora lui volerait aiguille et fil. Et ça ne le dérangerait pas d’en crever. Il… vole trop.
— Il vole trop, médita le Prêtre Aveugle. Il vole trop. De tous les griefs, je ne pensais pas entendre celui-ci de la bouche d’un homme qui gagne sa vie à former de petites fripouilles.
— Ris tant que tu le peux, dit le Faiseur de voleurs. T’as pas tout entendu.
6
Les mois passèrent. Parthis, Festal, Aurim et les orages de l’été firent place aux pluies battantes et éprouvantes de l’hiver ; la soixante-dix-septième année de Gandolo se fit soixante-dix-septième année de Morgante, père de la Ville, seigneur des Nœuds Coulants et des Truelles.
Huit des trente et un orphelins de Prendfeu, moins doués pour les tâches délicates et captivantes du Faiseur de voleurs, furent pendus au Pont Noir, devant le Palais de la Patience. Et la vie continua ; les rescapés étaient trop pris par leurs propres tâches, délicates et captivantes, pour s’en préoccuper.
La société de la Colline des Ombres, comme Locke le découvrit bien vite, était rigidement divisée en deux tribus : la Rue et les Fenêtres. Cette dernière consistait en un petit groupe plus fermé, qui gagnait sa vie après le coucher du soleil. Ses membres rampaient sur les toits et passaient par les cheminées, crochetaient les serrures et se faufilaient entre les barreaux des fenêtres ; ils volaient tout, des pièces de monnaie aux bijoux, en passant par les blocs de saindoux qu’ils subtilisaient dans les garde-manger trop mal surveillés.
Les garçons et les filles de la Rue, de leur côté, écumaient les allées, les pavés et les ponts qui enjambent les canaux de Camorr, de jour, en équipe. Les plus âgés et les plus expérimentés, les Pognes, s’occupaient des poches, des bourses et des étals, tandis que les plus jeunes et les moins compétents, les Mariolles, géraient les diversions – ils pleuraient après une mère imaginaire, feignaient un malaise ou couraient comme des fous dans toutes les directions en hurlant : « Arrêtez-le ! Au voleur ! », pendant que les Pognes se tiraient avec leur butin.
De retour au cimetière, chaque orphelin se faisait dépouiller par un gamin plus grand ou plus vieux ; tout ce qui avait été volé ou engrangé passait par une hiérarchie de cogneurs et de petites frappes, jusqu’au Faiseur de voleurs, qui cochait des noms sur une liste mentale étrangement précise, tout en faisant le compte des rentrées de la journée. Ceux qui rapportaient avaient le droit de manger ; ceux qui ne rapportaient pas devaient s’entraîner deux fois plus le même soir.
Soirée après soirée, le Faiseur de voleurs s’exhibait dans les terriers de la Colline des Ombres, chargé de bourses, de mouchoirs en soie, de colliers, de boutons de manchette et de plein d’autres articles de valeur. Ses protégés lui tendaient des embuscades ou faisaient semblant de le bousculer ; ceux qu’il prenait la main dans le sac ou dont il avait repéré la comédie étaient immédiatement punis. Le Faiseur de voleurs avait choisi de ne pas battre ceux qui perdaient à ce jeu ; il les forçait plutôt à boire une bouteille d’huile de gingembre pure, en présence de leurs pairs, hilares. L’huile de gingembre camorrienne est une substance pénible, dont l’ingestion (comme le Faiseur de voleurs lui-même le confirmait) n’était pas sans rappeler celle des cendres fumantes d’un chêne-poison.
Un enfant la versait dans le nez de ceux qui ne voulaient pas ouvrir la bouche, pendant que les autres gamins les maintenaient la tête en bas. Cela n’arrivait jamais deux fois au même.
À force, même ceux dont l’huile de gingembre avait brûlé la langue et enflé la gorge finirent par apprendre les rudiments de la fauche et de « l’emprunt » contracté auprès de marchands imprudents. Plein d’enthousiasme, le Faiseur de voleurs leur apprit les secrets des pourpoints, des gilets, des redingotes et des bourses de ceinture, sans oublier de leur détailler les dernières modes, à mesure que celles-ci débarquaient sur les docks ; ses protégés apprirent ce qu’on pouvait couper, ce qu’on pouvait déchirer et ce qu’on devait adroitement dénicher du bout des doigts.
— Le but, mes chéris, ce n’est pas de s’accrocher à la jambe du sujet comme un chien ou de lui prendre la main comme un gamin perdu. Une demi-seconde de contact avec le sujet, c’est souvent trop long, bien trop long. (Le Faiseur de voleurs fit mine de se passer une corde autour du cou et laissa sa langue dépasser de sa bouche.) Vous vivrez, ou mourrez, par ces trois lois sacrées : primo, assurez-vous toujours de bien déconcentrer le sujet, avec l’aide de vos Mariolles, ou avec celle d’une entourloupe sans rapport – comme une bagarre ou une maison en feu. Les incendies servent nos desseins à merveille ; chérissez-les. Deuzio, minimisez, et je le dirai pas une seconde putain de fois, minimisez le contact avec le sujet, même si vous l’avez roulé dans la farine. (Il se libéra de sa corde imaginaire et sourit d’un air entendu.) Et tertio, une fois que vous avez fait votre affaire, barrez-vous, même si le sujet est con comme un manche. Qu’est-ce que je vous ai dit ?
— Choure une fois et sauve-toi, entonnèrent ses étudiants. Choure deux fois, fini pour toi !
Les nouveaux orphelins arrivaient par petits groupes ; les plus vieux donnaient l’impression de quitter la Colline toutes les deux ou trois semaines, sans trop de salamalecs. Locke supposait que ça prouvait que la discipline ne se limitait pas à l’huile de gingembre ; mais il ne posa aucune question, car il se trouvait trop bas dans la hiérarchie de la Colline pour s’y risquer ou prêter foi aux réponses qu’on lui donnerait.
Concernant sa formation, Locke rejoignit la Rue le lendemain de son arrivée et fut immédiatement incorporé aux Mariolles – il soupçonna une punition. Au terme de son deuxième mois, ses talents lui avaient valu une offre des Pognes. C’était considéré comme une promotion, mais Lamora était le seul dans toute la Colline à préférer travailler chez les Mariolles même bien après qu’on lui eut donné le droit de changer de poste.
Il était maussade et solitaire dans la Colline, mais il avait un don pour jouer le Mariolle qui l’éveillait à la vie. Son usage de la pulpe d’orange pour simuler les crises de foie se perfectionna ; là où d’autres Mariolles se contentaient de se tenir l’estomac en gémissant, Locke épiçait ses représentations en crachant une bouillie chaude et orange aux pieds de son public – et, s’il était vraiment d’humeur perverse, sur l’ourlet des jupons ou les jambières.
Parmi ses autres blagues préférées : une brindille longue et sèche attachée à sa cheville, dissimulée dans une des jambes de son haut-de-chausses. En tombant rapidement sur les genoux, il pouvait faire craquer cette brindille de façon fort audible ; cela, suivi d’un cri perçant, attirait irrémédiablement l’attention et la pitié, surtout lorsqu’il se trouvait à proximité immédiate d’un chariot. Lorsqu’il avait occupé la foule suffisamment longtemps, l’arrivée d’autres Mariolles – qui racontaient à voix forte qu’ils l’emmenaient chez maman pour voir un medekiner – lui permettait de se tirer d’affaire. Dès qu’il passait le coin de la rue, il récupérait miraculeusement la faculté de marcher.
En fait, il s’était constitué un répertoire de subtiles diversions si rapidement que le Faiseur de voleurs eut des raisons de le convoquer une seconde fois pour discuter avec lui (après que Locke se fut arrangé pour faire tomber de façon inconvenante la jupe et le corsage d’une jeune dame en public, de quelques gestes adroits de son canif).
— Écoute-moi bien, Locke-comme-ton-père-Lamora, dit le Faiseur de voleurs. Y aura pas d’huile de gingembre, cette fois, je te l’assure, mais je préférerais grandement que tes diversions virent brusquement de bord et qu’elles passent de l’amusement au sens pratique.
Locke se contenta de lever les yeux sur lui en traînant les pieds.
— Je n’irai donc pas par quatre chemins. Les autres Mariolles sortent tous les jours pour t’observer toi, pas pour faire leur fichu boulot. Je ne suis pas là pour entretenir une troupe de théâtre. Fais en sorte que mes joyeux branleurs retournent à leurs affaires et arrête de jouer les cabotins.
Après cette entrevue, tout se passa de façon sereine pendant un temps.
Puis, à peine six mois après être arrivé à la Colline, Locke fit accidentellement brûler la taverne Les Verres d’Antan et provoqua un mouvement de panique à l’idée d’une épidémie qui faillit rayer les Goulets de la carte de Camorr.
Les Goulets formaient un dédale de taudis et de taupinières, au nord du pire quartier de la ville ; ressemblant à un grand amphithéâtre en forme de haricot, le cœur de l’île se trouvait dans une dépression de douze mètres. De guingois, des rangées de vieux immeubles et d’échoppes aveugles débordaient des gradins de ce grand bassin grouillant. Un à un, les murs s’effondraient, et les ruelles brumeuses s’enfilaient l’une après l’autre ; de ce fait, on ne pouvait traverser les Goulets à plus de deux de front.
La taverne Les Verres d’Antan était tapie sur les pavés de la route de l’ouest, qui menait, par un pont de pierre, des Goulets aux vertes profondeurs de la Mara Camorrazza. Il s’agissait d’un monstre délabré de trois étages, au bois déformé par les intempéries, dont les escaliers branlants (à l’intérieur comme à l’extérieur) estropiaient au moins un client par semaine – en fait, on y pariait avec entrain sur le nom du prochain habitué qui s’y fracasserait le crâne. Ce lieu était hanté par les fumeurs de pipe et les accros à la Mire, ceux qui versaient devant tout le monde les précieuses gouttes de leur drogue dans leurs yeux et qui tombaient, tétanisés par les visions qu’elles leur inspiraient, pendant que des inconnus les détroussaient ou se servaient d’eux comme de tables.
La soixante-dix-septième année de Morgante venait de voir le jour, lorsque Locke Lamora fit irruption dans la salle commune des Verres d’Antan. Il reniflait et pleurait à chaudes larmes – arborant les joues rouges, les lèvres en sang et les yeux bleuis du Souffle Noir.
— Je vous en prie, monsieur, murmura-t-il à un videur horrifié, tandis que ceux qui jouaient aux dés, les serveurs, les putains et les voleurs s’arrêtaient pour le regarder avec des yeux ronds. S’il vous plaît. Mère et père sont malades ; je ne sais pas ce qu’ils ont. Je suis le seul à pouvoir encore bouger – il faut que vous… snif… Aidez-moi ! Je vous en prie, monsieur…
C’est du moins ce qu’on aurait entendu si les hurlements du videur – « Le Souffle ! Le Souffle Noir ! » – n’avaient provoqué un exode précipité hors de la taverne. Aucun garçon de la taille de Locke n’aurait pu survivre aux bousculades frénétiques qui s’ensuivirent, mais les stigmates de la maladie étaient le meilleur des boucliers. Les dés roulèrent sur les tables et les cartes tombèrent comme des feuilles mortes ; en se renversant, les chopes de fer-blanc et les verres de bière répandirent leur alcool bon marché. Une vague indisciplinée de détritus humains jaillissait de toutes les portes (à l’exception de celle où se tenait Locke – où il suppliait, apparemment en vain, en butte aux cris et aux dos tournés), les tables furent renversées, on sortit les couteaux et les bâtons pour exhorter son voisin à la fuite, et les Mirés se firent piétiner.
Lorsque la taverne ne fut plus occupée que par quelques Mirés gémissants ou inertes, les compagnons de Locke se faufilèrent derrière lui : dix Pognes et Mariolles, membres de la Rue, invités là exprès par Lamora pour cette expédition. Ils se répandirent parmi les tables renversées et derrière le bar à présent détruit, et s’affairèrent à récolter tout ce qui avait de la valeur. Ici une poignée de pièces oubliées, là un joli couteau, ou un jeu de dés en os de baleine aux points de grenat. Dans le garde-manger, des paniers de pain, rassis mais comestible, et du beurre salé enveloppé de papier huilé, ainsi qu’une dizaine de bouteilles de vin. Locke ne leur donna que quelques secondes, qu’il égrena dans sa tête tout en se débarrassant de son maquillage ; arrivé à trente, il fit signe à ses associés de disparaître dans la nuit.
Les tambours d’émeute battaient déjà l’appel à la garde et, plus fort, les premières notes des cornemuses se faisaient entendre – les sons à glacer le sang qui alerteraient les Goules du duc : la Garde Quarantaine.
Ceux qui avaient participé à l’escapade de Locke se frayèrent un chemin dans la foule grandissante des habitants des Goulets paniqués, avant de se disperser vers la Mara Camorrazza ou le quartier de Fumehouille.
Ils s’en retournèrent avec le plus gros butin – biens et nourriture – de mémoire d’orphelin, et plus de demi-barons de cuivre que ne l’avait espéré Locke (il ignorait que les hommes qui jouaient aux dés laissaient leur argent en évidence car, sur la Colline des Ombres, de tels jeux étaient exclusivement réservés aux orphelins les plus vieux et les plus populaires, et il n’était ni l’un ni l’autre).
Pendant quelques heures, tout cela laissa le Faiseur de voleurs perplexe.
Cette nuit-là, des ivrognes paniqués mirent le feu à la taverne Les Verres d’Antan et, lorsqu’elles virent que la garde de la ville était incapable de localiser le garçon qui avait tout déclenché, des centaines de personnes tentèrent de fuir les Goulets. Les tambours d’émeute retentirent jusqu’à l’aube, on bloqua l’accès aux ponts, et les archers du duc Nicovante embarquèrent à bord de barges sur les canaux qui entouraient les Goulets, avec assez de flèches pour tenir une longue nuit.
Le matin trouva le Faiseur de voleurs une fois de plus en conversation privée avec son petit orphelin.
— Le problème avec toi, petit con, c’est que tu n’es pas circonspect. Tu sais ce que ça veut dire, ce mot-là ?
Locke fit signe que non.
— Je vais te le dire comme ça : cette taverne avait un propriétaire. Ce propriétaire travaillait, tout comme moi, pour le capa Barsavi – le grand ponte. Vois-tu, ce proprio payait le capa, tout comme moi, pour éviter les accidents. Grâce à toi, il a eu un putain d’accident, même s’il n’était pas en retard sur ses paiements et que rien de fâcheux ne s’annonçait. Donc, si tu me suis, inciter un tas de mecs bourrés à réduire son rade en cendres à l’aide d’une fausse alerte à l’épidémie, c’était l’opposé d’une stratégie circonspecte. Tu dois avoir une idée de ce que ça veut dire, maintenant, non ?
Locke savait quand il fallait vigoureusement opiner du chef.
— À la différence de la dernière fois où tu as essayé de me faire passer trop tôt l’arme à gauche, je ne peux pas m’en tirer avec des dessous-de-table. Et heureusement que je n’ai pas à le faire, parce que c’est un sacré merdier. Hier soir, les Vestes Jaunes en ont tabassé deux cents, avant de se rendre compte que personne n’avait le Souffle Noir ; le duc a appelé ses fumiers de réguliers et a failli passer les Goulets au feu grégeois. Maintenant, la seule raison, et je dis bien la seule, pour laquelle tu ne flottes pas encore dans l’estomac d’un requin avec un sourire surpris sur les lèvres, c’est que la taverne est à présent un tas de cendres fumantes ; personne ne sait qu’il y a eu de la fauche. Personne sauf nous.
» Alors on va tous se mettre d’accord pour que personne sur cette Colline ne sache ce qui s’est passé. Et toi, tu vas réapprendre un peu de cette réticence dont je t’ai parlé la première fois qu’on s’est vus. Tu te rappelles la réticence, non ?
Locke acquiesça.
— Je ne te demande qu’une seule chose, Lamora. Je veux de gentils petits boulots. Je veux une bourse par-ci, une saucisse par-là. Je veux que tu ravales ton ambition, que tu la chies comme un mauvais repas et que tu sois un sympathique petit Mariolle pendant le million d’années à venir. Tu peux faire ça pour moi ? Ne vole plus rien aux Vestes Jaunes, ne brûle plus de tavernes, ne déclenche plus de ces foutues émeutes. Fais juste semblant d’être un voleur à la petite semaine, comme tes frères et sœurs. C’est clair ?
Locke fit signe que oui une fois de plus, s’efforçant d’adopter un air contrit.
— Bien. Et, à présent (le Faiseur de voleurs sortit une fiole presque pleine d’huile de gingembre), nous allons, ahhh, procéder à une petite confirmation de tout ce que je viens de te dire.
Locke récupéra la faculté de parler et de respirer sans effort et tout se passa sereinement pendant un temps.
Mais la soixante-dix-septième année de Morgante se fit soixante-dix-septième année de Sendovani et, même si Locke réussit quelque temps à dissimuler au Faiseur de voleurs ce qu’il faisait, il y eut plus d’une occasion où il manqua remarquablement de circonspection.
Lorsque le Faiseur de voleurs réalisa ce que le garçon avait fait, il alla voir le capa de Camorr et obtint l’autorisation de laisser un tout petit cadavre derrière lui. Ce n’est qu’après réflexion qu’il rendit visite au Prêtre Aveugle, pas par pitié, mais dans l’espoir de faire un dernier bénéfice.
7
Le rouge envahissait progressivement le ciel, et il ne subsista bientôt plus rien du jour, en dehors d’une bande dorée qui s’évanouissait peu à peu à l’horizon. Locke Lamora traînait dans l’ombre allongée du Faiseur de voleurs, qui le conduisait au temple de Perelandro pour y être vendu. Locke comprit enfin où ses aînés avaient disparu.
Une grande arche de verre conduisait du pied nord-ouest de la Colline des Ombres aux limites orientales du vaste quartier des Temples. Parvenu au milieu du pont, le Faiseur de voleurs observa une pause et regarda vers le nord, par-delà les maisons aveugles de la Quiétude, par-delà les eaux brumeuses du tumultueux Angevin, jusqu’aux manoirs ténébreux et aux boulevards de pierre blanche bordés d’arbres du quartier d’Alcegrante, dont l’opulence s’étendait sous l’impossible toise des Cinq Tours.
Les Cinq formaient la plus imposante structure de Verre d’Antan d’une ville imprégnée de magie ; la plus petite (et la moins somptueuse), Pince-Aurore, ne faisait que vingt-cinq mètres de large et cent vingt mètres de haut. La couleur véritable de chaque tour se mélangeait à présent aux lueurs de forge du soleil couchant, et le réseau arachnéen des câbles qui retenaient les paniers de marchandises, tendus à leur sommet, se détachait à peine sur le fond carmin du ciel.
— On va patienter ici quelques instants, mon garçon, déclara le Faiseur de voleurs d’un ton empreint d’une inhabituelle mélancolie. Ici, sur mon pont. Si peu de gens passent par là pour venir sur la Colline des Ombres qu’il pourrait tout aussi bien m’appartenir.
Le vent du Duc, qui le jour venait de la mer de Fer, s’était apaisé ; la nuit, comme toujours, serait le royaume du lourd vent du Pendu, qui soufflait des terres vers la mer, chargé des chaudes odeurs des champs et des marais pourrissants.
— Je vais me débarrasser de toi, tu sais, ajouta le Faiseur de voleurs au bout d’un moment. Je ne, ahhh, plaisante pas. Adieu, et pour toujours. Dommage qu’il te manque quelque chose… Du bon sens, peut-être.
Locke ne répondit rien, se contentant de regarder les grandes tours de verre tandis que le ciel derrière eux perdait toute couleur ; les étoiles dardèrent leur lueur bleutée et les derniers rayons du soleil disparurent à l’ouest comme un grand œil qui se ferme.
Comme les ténèbres semblaient sur le point de recouvrir la ville, une clarté nouvelle surgit, faible et vacillante ; elle émanait du Verre d’Antan même des Cinq Tours et du verre translucide du pont sur lequel ils se tenaient. C’était une aura, que chaque souffle amplifiait jusqu’à baigner la ville du demi-jour féerique d’un ciel couvert.
C’était l’heure du faux-jour.
Des hauteurs des Cinq Tours à la douceur d’obsidienne des vastes digues de verre et aux récifs artificiels sous les vagues ardoise, le faux-jour émanait à Camorr de chaque fragment de Verre d’Antan, ce matériau étrange oublié là par les créatures qui avaient conçu la ville, bien avant. Chaque nuit, comme l’ouest avalait enfin le soleil, les ponts de verre se faisaient lucioles. Les tours, les avenues et les étranges jardins sculptés lançaient leurs tristes chatoiements de violet, d’azur, d’orange et de blanc de perle ; les lunes et les étoiles s’évanouissaient dans la grisaille.
À Camorr, c’était ce qui faisait office de crépuscule – la fin d’une journée de travail pour les ouvriers, l’appel des gardes de nuit et la fermeture des portes qui donnaient vers les terres ; c’était ce rayonnement surnaturel qui, une heure plus tard, ferait place à la vraie nuit.
— Revenons à nos moutons, dit le Faiseur de voleurs.
Alors, ils se dirigèrent tous deux vers le quartier des Temples, portés par de douces et étranges lueurs.
8
Traditionnellement, le faux-jour était la dernière heure d’ouverture des temples de Camorr, et le Prêtre Aveugle de la maison de Perelandro n’en perdait pas une seconde, dès qu’il s’agissait de remplir le tronc de cuivre disposé devant lui sur les marches de son temple décrépit.
— Orphelins ! tonna-t-il d’une voix qui n’aurait pas été déplacée sur un champ de bataille. Ne nous retrouvons-nous pas tous orphelins, tôt ou tard ? Hélas ! pour ceux que l’on enlève si jeunes au sein de leur mère !
Deux sveltes jeunes garçons – orphelins, sûrement – étaient assis de part et d’autre du tronc, vêtus de robes blanches à capuche. Comme ils observaient les hommes et les femmes qui s’affairaient sur les places et les avenues des dieux, la lueur féerique du faux-jour embrasait leurs yeux mornes.
— Hélas ! pour ceux qu’un destin cruel a rejetés dans un monde perfide qui n’a nulle place à leur offrir ! poursuivit le prêtre. Un monde qui n’a nul besoin d’eux. Des esclaves, voilà ce que ce monde en fait ! Des esclaves, ou pire, des jouets, destinés à assouvir le désir d’iniques et d’impies, condamnés à un simulacre de vie d’indicible décadence, à côté de laquelle l’esclavage a l’air d’une bénédiction !
Candide, Locke était sidéré, bouche bée. Il n’avait jamais été au spectacle ni entendu d’orateur. Ce discours aurait pu enflammer des brindilles mouillées ; ces remontrances attisaient sa honte et lui affolaient le pouls, même si lui-même était orphelin. Il voulait que cet homme à la voix de stentor continue de le haranguer.
Le père Chains, le Prêtre Aveugle, était si célèbre que même Locke Lamora avait entendu parler de lui ; c’était un homme d’un certain âge, au torse aussi large qu’un bureau de scribe et dont la barbe s’accrochait en une brosse dure à son visage taillé au couteau. Un épais bandeau blanc lui recouvrait le front et les yeux ; un habit de cérémonie de coton blanc était noué sur ses hanches, et des menottes de fer noir lui liaient les poignets. De lourdes chaînes d’acier partaient de ces menottes et remontaient les marches du temple jusqu’aux portes donnant vers l’intérieur. Alors que le père Chains faisait de grands gestes à l’adresse de son auditoire, Locke vit que ces chaînes étaient bien tendues. Il n’était qu’à deux pas de l’incarcération.
Pendant treize ans – à ce qu’on disait –, le père Chains n’avait jamais mis les pieds hors de son temple. Pour prouver sa dévotion à Perelandro, père des Miséricordes et seigneur des Oubliés, il s’était enchaîné à l’un des murs de son sanctuaire à l’aide de menottes démunies de serrure, et avait payé un medekiner pour lui arracher les yeux devant la foule.
— Le seigneur des Oubliés veille sur tous les fils et filles des morts, ça, je peux vous l’assurer ! Il bénit de son regard celui qui, libéré des liens du sang, apporte aide et réconfort à ceux qui n’ont plus ni mère ni père…
Même si tout le monde savait qu’il était aveugle et qu’il portait un bandeau, Locke aurait pu jurer que le père Chains avait tourné la tête vers lui et le Faiseur de voleurs dès qu’ils s’étaient avancés sur la place.
— … Par l’indubitable bonté de leurs cœurs, ils nourrissent et protègent les enfants de Camorr ; non par froide avarice, mais par pure bonté ! Véritablement bénis sont les protecteurs des gentils orphelins de Camorr qui ont besoin d’aide.
Lorsque le Faiseur de voleurs atteignit les marches du temple et commença à les monter, il prit bien soin de claquer des talons sur les pierres pour annoncer sa présence.
— Quelqu’un approche, déclara le père Chains. Ils sont deux, c’est du moins ce qu’affirment mes oreilles !
— Je vous amène le garçon dont nous avons parlé, mon père, annonça le Faiseur de voleurs (assez fort pour que plusieurs passants puissent l’entendre si jamais ils prêtaient attention). Je l’ai préparé aussi bien que je l’ai pu pour les, ahhhh, épreuves d’apprentissage et d’initiation.
Le prêtre s’avança d’un pas peu assuré en direction de Locke, tout en tirant ses chaînes cliquetantes derrière lui. Les garçons encapuchonnés qui gardaient le tronc lui lancèrent un bref regard, mais ne dirent rien.
— Tiens donc ? (Avec une précision alarmante, le père Chains tendit la main, et ses doigts calleux, arachnéens, vinrent se poser sur le front, les joues, le nez et le menton de Locke.) Un petit garçon, dirait-on, un très petit garçon. Mais non dénué d’un certain caractère, si je ne m’abuse, et si j’en crois les creux de son triste visage d’orphelin.
Source :
http://www.bragelonne.fr