Texte 1
Une silhouette s’encadre dans l’entrée.
Kurtz retient son souffle, les yeux rivés sur la table.
La chaise en face de lui grince sur le vieux carrelage.
Sans dire un mot, il s’empare d’une tasse, la remplit et la pousse devant Andréas, qui le remercie d’un bref signe de tête.
Kurtz paraît heureux.
Il tourne sans y penser la cuiller dans sa tasse.
Un sourire presque enfantin fend d’une ligne courbe son visage un peu trop gras.
Les mains d’Andréas entourent la tasse brûlante. Elles l’approchent de son visage afin qu’il puisse en humer l’arôme. Il tente peut être de trouver au fond une réponse qui expliquerait son retour soudain. Le noir épais de son café tranche avec le blanc éblouissant de la neige qui recouvre la route sur laquelle il était il y a encore quelques minutes. Il sent encore la morsure du froid sur ses mains et sur son visage.
Il a toujours en mémoire le bruit sourd de la seconde détonation qui a mis un terme à l’existence de Rufus. Malgré ses mains qu’il serrait très fort sur ses oreilles, il n’a pu empêcher quelque chose de se briser définitivement en lui. La dernière digue qui lui permettait de contenir cette incarnation obscure qui a grandit en lui.
Il a immédiatement eu en tête l’image d’un arbre de vies dont l’une des branches cassées serait désormais Rufus. Et quand il se décide à s’asseoir en face de Kurtz, il visualise à la surface de sa tasse de café la branche qu’il représente sur cet arbre, à l’image de son tortionnaire. Et au bout de sa branche, c’est un bourgeon qu’il devine …
Il se sent désormais coupé de ses anciennes racines. Il sent grandir en lui une force nouvelle qui lui donne l’impression d’être indestructible. Une nouvelle énergie qui brûle en lui depuis sa renaissance, ou depuis sa première mort…
Kurtz sourit toujours. Il sait qu’en face de lui, il n’a plus à faire à Andréas. C’est pourquoi ce dernier n’est pas surpris quand Kurtz l’appelle par son nouveau nom :
- Alors Willard, ce café ? dit-il, en scrutant ses yeux. Il remarque qu’il est tout à fait calme, paisible même. Kurtz a l’impression qu’il peut presque voir l’aura d’adrénaline qui entoure son protégé.
- J’adore l’odeur du café au petit matin … ça sent … la victoire. Ce n’est ni Kilgore ni toi qui devriez me contredire …
Texte 2
"-Enfin te voilà. Je t'attendais.
-Vous l'avez tué...
-Il m'a déçu. J'avais placé de grandes espérances en lui. Il ne
méritait ni le temps ni l'attention que je lui ai consacré.
-Il était moi et j'étais lui. j'étais Michèle, elle était moi. Ils sont
morts. Vous m'avez tué.
-Non ! Ils étaient faibles, toi tu es fort. Tu vaux bien plus qu'eux.
Plus qu'eux tous réunis.
-Non, je suis comme eux. Thomas seul vaut bien plus que nous.
-Ne prononce plus jamais ce nom devant moi ! Thomas n'est qu'un lâche.
Un brouillon de mes débuts, une ratée. Mais regarde-toi ! Tu es là,
devant moi. Oh ! Je vois bien que tu tentes de dissimuler une arme, mais
je ne m'inquiète pas. Tu ne me feras rien. Toi seul as su reconnaître et
accepter ta part d'ombre. Toi seul es digne d'être mon lieutenant. Tu
me comprends, car tu as volontairement fui la lumière -ta lumière- en
abandonnant Clara.
-Clara...
-Oui, ta fille, tu l'avais déjà oubliée ? Pourtant c'est bien elle que
tu as laissé tomber, alors qu'elle avait besoin de son père. Oh, mais
rassure-toi, elle va bien ! Ton ami a été un peu désemparé en apprenant
ta disparition, mais maintenant je peux t'assurer qu'il s'occupe d'elle
bien mieux que tu ne le faisais toi-même, elle pose d'ailleurs de moins
en moins de questions sur ton retour...
-Arrêtez ça...
-Quoi, la vie de ta fille ne t'intéresse plus ? Peut-être te sens-tu
coupable ? Après tout, elle n'est plus au centre de ton univers... Et
c'est pour ça que tu es là. Je suis tout pour toi, et nous avons de grands
projets à mener ensemble. Car après tout, tu sais ce qui motive notre
siècle, n'est-ce pas...
-Oui", murmura Andreas dans un souffle avant de sortir son arme et de
la plaquer contre sa tempe. "L'horreur..."
Texte 6
Quelques heures ont passé. Un jour. Deux peut-être. Plongé dans le
noir,
Rufus a rapidement perdu toute notion du temps.
Il a entendu du bruit à un moment. Probablement Kurtz faisant couler la
dalle de béton dont il a parlé.
A la rage de Rufus, s’est succédé le désespoir. Personne ne viendra le
sauver, et il le sait. Personne ne les sauvera, Anna et lui.
Dans un demi-sommeil Rufus tente d’oublier. Oublier cette pièce qui se
trouve désormais être sa prison. Oublier Kurtz. Oublier qu’Anna est à
côté
et qu’il ne peut pas la voir, l’entendre, la toucher, lui parler. Rufus
ne
cherche qu’à oublier. Mais Kurtz n’est pas du même avis.
Les caméras à vision nocturne disposées au sous-sol lui permettent de
surveiller ses « hôtes ».
Il n’a que faire d’Anna. Il surveille par principe. Celui qui
l’intéresse, «
sa petite cerise », c’est Rufus.
Sentant que le moment est venu d’aller lui parler, Kurtz délaisse son
écran
pour aller ouvrir la trappe.
« Alors ma petite cerise, on dort ? »
Surpris, Rufus se lève en sursaut. D’abord éblouis, ses yeux finissent
par
s’habituer à la lumière.
« Fais moi sortir de là Kurtz !
- Et pourquoi ça ? Tu ne te plais pas ici ?
- Va te faire…
- Tsss, il va falloir que je t’apprenne les bonnes manières !
- Qu’est-ce que tu veux de moi ?
- Patience, tu le sauras en temps voulu.
- Qu’est-ce que tu vas faire d’Anna ? hurla Rufus.
- Et bien…ça dépend de toi en fait.
- Laisse la en dehors de tout ça !! Ou sinon !
- Ou sinon quoi ? Tu feras un bond de 4mètres pour te sortir de là ?
Voyons
Rufus, sois réaliste, je mène le jeu, je suis le marionnettiste.
- Et tu crois que je vais me laisser faire ? Tu crois que je vais
accepter
d’être ton pantin ?
- Si tu aimes Anna, tu n’auras pas le choix.
- Anna ? Elle ne veut plus de moi de toute façon. Pourquoi me battre
pour
elle dans ces conditions ?
Kurtz marqua un arrêt. Il n’avait pas prévu cela. Effectivement Anna
avait
quitté Rufus. Et si l’amour qu’il lui restait pour elle n’était pas
aussi
fort que sa soif de liberté…
Texte 7
Le feu brûle depuis quelques minutes dans l’âtre de la cheminée. Kurtz s’est levé après l’arrivée d’Andréas, a rajouté quelques bûches sur les vêtements de Rufus et a jeté une allumette. Le feu a pris tout de suite.
Andréas, assis à la table, sirote son thé paisiblement, le regard posé sur les flammes. Il n’a pas prononcé un seul mot depuis son retour. Enfin, il se décide à rompre le silence pesant de la pièce.
— Je suis prêt, Kurtz.
Le visage de Kurtz s’illumine à nouveau. Plus que de la joie, c’est un profond sentiment de fierté qui l’envahit.
— Je te l’avais dit, Andy. Nous vieillirons ensemble, brave soldat… Il nous reste tant de belles choses à accomplir tous les deux !
— « Tous les deux » ? Non, Kurtz. Je n’ai plus besoin de toi, maintenant. Je suis prêt à poursuivre ton Œuvre seul.
Le regard d’Andréas s’est transformé en quelques secondes. Jusque là inexpressif, il traduit désormais une démence imprévisible. Kurtz, déstabilisé, cherche à comprendre ce qu’il se passe et comment il a pu se tromper ainsi sur le compte de son poulain. Andréas ne lui en laissera pas le temps.
— Adieu, Colonel.
En une fraction de seconde, Andréas s’est redressé dans un mouvement brusque, projetant sa chaise contre le mur, et s’est saisi d’une machette dissimulée le long de sa jambière de pantalon.
Avec stupeur, Kurtz le voit fondre sur lui, machette à la main. Ses côtes cassées le font souffrir, et il n’est pas en état d’éviter la lame qui s’abat sur lui à plusieurs reprises. Il s’effondre sur le vieux carrelage de la pièce, au milieu d’une mare de sang qui commence déjà à s’étendre.
Dans ses yeux grands ouverts se dessine le reflet des bûches enflammées qui se consument dans la cheminée. Kurtz, lui, n’y voit que des palmiers dévorés par le feu du napalm. Avant de s’éteindre, dans un ultime gémissement, il prononce ses derniers mots : « L’horreur… l’horreur… ».
En essuyant la lame sur les vêtements de Kurtz, Andréas, un sourire diabolique aux lèvres, repense à cette vieille chanson des Doors… Tout à fait à propos, pense-t-il.
En quittant la demeure, il ne peut s’empêcher de chanter à tue-tête :
“This is the end
My only friend
The end"