Jean-Christophe Grangé — Polars Pourpres

[Psychoze]

Maman !

Suis-je obligé de subir tout ceci ? Encaisser encore et encore... J’en ai plus qu’assez, il faut que j’en finisse avec cette histoire.
Je n’arrive même pas à savoir qui je suis vraiment.
J’ai pleuré et pleuré à nouveau pour que ça s’arrête. J'ai honte aujourd'hui, mais après tout la pleurnicherie n'est-elle pas la seule défense pour un enfant ? Maintenant je vais surmonter ma peur, je sens qu’il est plus que temps.

« Pas un mot » me répétait-elle.
« A personne »
Et alors elle le faisait.
Elle frappait tellement fort que j’avais l’impression qu’elle prenait de l’élan.
Je me suis toujours demandé ce que j’avais bien pu faire de mal. Je me le demande encore.
Toute la journée, elle buvait. Pour moi c’était sa potion magique qui lui donnait une force incroyable. Et de la force, je vous le dit, elle n’en manquait pas. Je peux vous assurer qu’à 7 ans, être passé entre les mains de ma mère équivalait à passer sous un bus.
Malgré tout cela je l’aimais, alors comme elle le demandait en chuchotant : pas un mot… A personne.
Je suis toujours resté auprès d'elle. Quoi qu'elle fasse.
Elle était seule avant même ma naissance, je n'ai jamais connu mon géniteur. J'avais pitié d'elle. Alors j'étais là, malgré les coups, malgré les insultes, malgré les punitions.
Des punitions… Dieu seul sait combien j’en ai eu. Toutes plus sadiques les unes que les autres. Toutes plus dures. Toutes plus longues. J’étais son jouet. Son enfant.
Quand elle en avait marre de moi, de me voir ou même de me frapper, elle m’envoyait dans ma chambre et m’y laissait parfois plusieurs jours.
Pas une fois je n’ai discuté un ordre, une punition. Parce que pendant ce temps mon organisme se reposait. Malgré la faim et la soif insoutenables.
Jamais je n’ai tenté de m’enfuir, jamais je n’ai tenté d’aller manger pendant son sommeil. Jamais même je n’y ai pensé. Je lui obéissais. Par amour. Par pitié. Par fidélité.
Bébé, aucun sein n’a pleuré pour moi. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir pleuré pour en avoir un.
J’avais pour seul spectacle le va-et-vient incessant des amants de ma mère. Eux-mêmes la maltraitaient, la battaient et la payaient. Cela ne faisait que renforcer mon attachement à elle. Quelles conséquences cela peut bien avoir sur moi, maintenant, la vision de ma mère battue, chevauchée ? Pourtant j’y retournais. Chaque jour j’allais la voir en cachette. Mes journées étaient pleines de découvertes sur la perversité humaine. Inconsciemment je me rapprochais d’elle, j’aimais cette perversité, cette violence. Ce rapprochement était alors imperceptible. Je ne leur en veux en aucun cas de l’avoir battue mais de m’avoir lié à elle.
Oui, je l’aimais.

Aujourd’hui, 17 ans, 15 mars 2005, toujours chez ma mère. Cette mère qui ne m’a jamais aimé. Cette mère qui ne m’a jamais fait. Battu par ma mère, abandonné par mon père. Ma mère, sensée être mon défenseur, mon bouclier contre le monde. Je n’ai été pour elle qu’un vulgaire sac de frappe. Maman, tu m’as dit que mon géniteur nous avait abandonné mais sais-tu au moins qui il est ? Combien t’ai-je rapporté ?
Une fois encore je suis puni. Le corps meurtri, encore tout endolori. Malgré ma corpulence elle n’a pas peur de moi. Il ne lui viendrait pas à l’idée que je puisse me rebeller. Noyée dans son alcool elle ne peut imaginer la haine que j’ai envers elle. Elle ne peut pas non plus imaginer la dimension du délire dans lequel je me suis noyé.
Dix ans après je ne suis toujours que son jouet. Ma chambre est toujours la même : papier peint bleu avec de petits nuages blancs. Du moins c'était leur couleur originelle, ils se rapprochent plus de gros nuages gris maintenant. Devant la fenêtre pendent de vieux rideaux kaki qui filtrent une vague lumière verte illuminant la pièce d’une semi-clarté. Une moquette grise, tâchée d’excréments humains, les durs souvenirs de mes plus longues punitions. Peut-être cette moquette a-t-elle été propre un jour, je ne m’en souviens pas. Et surtout cette odeur de renfermé, de moisi qui s'insinue partout, jusqu'au plus profond de mon être.
Je n’en peux plus de tout ça, des vêtements trop petits, usés, salis. Aucun ami. Aucun confident. Je connais à peine le monde extérieur.
Je me demande si je n’aurai pas préféré avoir en guise de mère un tuyau au fond de la gorge pour me nourrir. Je suis certain qu’il m’aurait donné plus de tendresse et d'attention.
Ce soir j’ai juré de la faire payer. Je n’accepterai plus qu’elle lève la main sur moi. Trop longtemps j’ai souffert. Trop longtemps j’ai laissé faire.

J’attends devant la porte de la salle de bain depuis plus de 5min. Je trépigne d’impatience. Ou alors peut-être est-ce la peur qui m’envahit ?
Elle prend un bain, j’en suis certain. Je n’entends plus un bruit, elle doit dormir. Comme d’habitude après avoir bu.
Je sens mon cœur battre jusque dans mes tempes. Jusque dans le bout de mes doigts. C'est la vie qui frappe sous ma peau pour en sortir.
Je suis maintenant tout près d’elle.
La voir nue m’écoeure, son corps en décrépitude ne lui rapporte plus rien, malgré les nombreuses tentatives à coups de bistouri. Mais je sens naître une érection malgré moi.
C’est le moment, je le sens. Elle m’a sous-estimé pour la dernière fois.
Je fourre sa tête le plus profond possible.
Elle se réveille et, par réflexe, inspire une grande bouffée… d’eau.

En trente secondes ç’en était fini du tyran. J’avais imaginé de grands débattements, une démonstration de sa force. Rien. On attend parfois un moment spécial toute sa vie, on en imagine les moindres détails pendant des heures, des jours. Et on est déçu.
Ma vue s’est brouillée. Une larme, doux alpiniste de la tristesse descend en rappel le long de ma joue pour venir s'écraser à la commissure de mes lèvres.
Je l’aimais.

Tout est fini maintenant. Le seul lien qui nous uni encore est cette tâche de naissance que nous avons en commun sur le bras. J’ai toujours fait de mon mieux pour la cacher. Sous une manche, ou du fond de teint. Tu ne t’en souvenais sûrement plus d’ailleurs. Ce soir je veux la faire disparaître. D’un baiser. Le baiser si froid du couteau.
Maman s’il te plait donne-moi la force.
Il faut en finir.
Même si je dois me vider de mon sang, même si je dois en mourir.
Je t’aime…

Psychoze
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[cabosche]

impressionnant ! j'en ai eu des frissons.
Tu devrais rejoindre le coin des nouvellistes sur le site de laurent scalese
encore bravo !

[Steve-O]

C'est le genre de texte que j'apprécie, sombre et écrit avec les trips (comme avait coutume de dire Céline)...
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In girum imus nocte et consumimur igni

[sofy]

Sujet difficile à aborder Tu t'en es sorti avec brio.....

[Psychoze]

Merci à vous pour vos encouragements...
Je vais en profiter pour poster quelques autres de mes petites nouvelles...
Merci encore.
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[Athanagor]

Salut Psychose,

C'est chouette de nous faire part de tes oeuvres.
Peut-être pourrais-tu en profiter pour te présenter dans la partie adéquate, ainsi, nous pourrons te féliciter encore plus fort... Enfin, ça, se sera possible si tu nous dis que tu as 157 ans ou 8 mois ou que tu es un lapin vert (bein oui, pour l'instant, on sait pas trop qui tu es, donc, on peut tout imaginer )

A très bientôt avec plein d'autres choses à lire de toi
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CréAuteur du monde de True Duck.

[Psychoze]

[El Marco]

Félicitations, Psychoze. C'est à la fois beau, sombre et hautement dramatique ! Continue de nous faire partager tes écrits !