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[Concours n°2] Le marais des danseurs morts

 
Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    Jean-Christophe Grangé — Polars Pourpres Index du Forum -> Concours de nouvelles
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Anonyme4
Invité








MessagePosté le: Dim Avr 27, 2008 5:07 pm    Sujet du message: [Concours n°2] Le marais des danseurs morts Répondre en citant

Des roseaux à perte de vue. Cris d’oiseaux et bruissement de feuilles. Je remontai ma jupe et avançai dans l’eau jusqu’aux genoux, tâtant le fond avec ma béquille. Une puissante odeur de décomposition se mêlait aux parfums des lys sauvages, des dizaines d’insectes et de larves glissaient entre mes jambes, mais je n’y prêtai aucune attention. Juste la jouissance d’une paix intérieure retrouvée. Je progressai sur une trentaine de mètres avant de trouver ce que je cherchais : un petit îlot à l’abri des regards indiscrets, recouvert d’un tapis de mousse et d’herbe tendre.

« Nous serons bien ici, tous les deux. »

Je revins sur mes pas et regagnai la voiture où Simon m’attendait.

― Ce sera parfait pour notre première fois.

A 11h30, nous étions enfin allongés l’un à côté de l’autre, dans le petit nid douillet que j’avais aménagé. Simon n’avait pas prononcé un mot depuis notre départ de Bordeaux ; j’étais nerveuse et en nage, mais je ne lui en voulais pas. Je me tournai vers lui, mes doigts s’attardèrent un instant sur son torse, puis je finis par retirer la lame plantée dans sa nuque d’un coup sec. Le sang ne coulait plus depuis déjà dix bonnes heures.
Je levai la lame, observant contre le ciel étincelant l’encre noire de la vie de Simon, sèche et dure sur l’argent de mon stylet de mort. Il en fallait si peu pour tarir le fleuve rouge… Les bras ouverts, invitation à l’étreinte ; les corps serrés, quelques caresses, un soupir ; le poing armé qui se lève et s’abat sur la nuque abandonnée ; terminé.
A l’instant du coup fatal, Simon s’était cabré. Il avait levé ses yeux foudroyés vers moi. Je l’avais rassuré d’un sourire et d’une caresse maternelle sur la joue.

― C’était la seule solution, mon amour, avais-je murmuré. Cela devait se finir ainsi, tu le savais, n’est-ce pas ?

Un mince filet de sang s’était échappé de sa bouche en guise d’ultime réponse. Je l’avais embrassé, mes lèvres pour la première fois pressées contre les siennes, goûtant goulûment au chaud fluide de sa vie en fuite.
On ne se méfie pas d’une femme. Encore moins d’une boiteuse.
Ma béquille, ma meilleure arme.
Ma jambe tordue, mon plus beau drame.

― Papa me disait : « Danse. »

Je parlais au ciel bleu désert. Simon m’écoutait, les yeux écarquillés. Une mouche se promenait sur sa poitrine. Il ne la chassait pas. Moi non plus.

« Danse, ma petite chérie », ordonnait mon père, et il me frappait de sa canne. Le soir en rentrant de l’école, mes camarades prenaient le goûter que leur avaient préparé leurs mères, et ils racontaient leur journée de classe en riant, la bouche pleine et cerclée de lait frais. Moi, je n’avais que mon père, qui me tendait sans un mot la boîte en carton rose offerte pour mes huit ans. Je connaissais le rituel. Frémissant déjà, je me déshabillais sous son regard sévère. Je devais quitter pour lui mon déguisement d’enfant ordinaire, enfiler le seul costume dans lequel il avait décidé de m’aimer – le justaucorps translucide qui étranglait mes flancs maigres, le tutu rose pâle, les collants qui grattaient et les pointes étroites qui me martyrisaient les pieds.

― Oh oui ! Je voulais qu’il m’aime, tu sais. Je le voulais plus que tout au monde, malgré tout ce qu’il me faisait…

Je regardai Simon. Il y avait comme une larme de chair blanche au coin de son œil droit. La larme ondula. C’était un vermisseau, déjà à l’assaut. Je le chassai d’une chiquenaude. Simon frémit à peine.

― Le problème, c’est que je ne savais pas danser. Et je n’aimais pas ça. Je n’avais pas envie. Le costume, je voulais bien, et le reste… la nuit… C’était sa manière de m’aimer, tu comprends ? Mais danser… Pourquoi il me demandait ça ? Pourquoi ?

Je n’y échappais pas. Jamais. Je pleurais, je suppliais, je répétais que je serais une bonne petite fille, sa petite chérie, tant qu’il voudrait. Mais Papa n’écoutait rien. Il levait sa canne et il frappait. Encore et encore, jusqu’à ce que je danse.

― Et, tu sais quoi ? Aujourd’hui, j’ai compris. J’aimais ça. Qu’il se mette en colère, qu’il crie, qu’il me cogne. Lorsque je résistais, il me regardait. Il me voyait ! J’existais !

Alors, plus je grandissais, plus je regimbais – pas pour m’opposer à lui, non ! Au contraire. Pour me rapprocher de lui, pour acheter l’amour avec lequel il me déchirait le corps. Sa canne, je l’attendais, je la guettais, je la chérissais. La nuit, je me levais en douce pour la polir et l’entretenir en cachette. Qu’elle ne se brise pas, jamais. Qu’elle soit toujours fidèle au rendez-vous de nos fracas.

« Papa… »

Mais un jour, j’eus treize ans. Mon corps changeait, s’affirmait, et il ne put faire autrement que de s’en apercevoir. Je ne rentrais plus dans le justaucorps, les collants m’arrivaient à mi-cuisse et ma pointure devenait suspecte auprès des vendeuses de chaussons de danse pour petits rats de l’opéra.
Bien entendu, mon père ne le supporta pas. Je restais finalement sa pire défaite, comme au jour de ma naissance. Un soir, il décida de me punir une bonne fois pour toutes. Puisque je le trahissais, je ne méritais plus de danser pour lui. Il cogna, encore et encore. Contre ma chair à vif sa canne ne vibrait plus du moindre amour, et cette fois, je hurlai, je l’implorai, j’appelai au secours. Avant ce jour, je craignais juste mon père. A présent il me terrifiait.

― Quand les voisins ont fini par forcer la porte, ma jambe était déjà en miettes. Malgré les longues semaines d’hôpital qui ont suivi, les médecins n’ont pas pu la rafistoler. Elle est restée tordue, inutile, comme tu l’as connue…

J’appris le regard des autres. Ce mélange de pitié et de dégoût qui me salissait, moi, pauvre rien fracassé. J’appris à le reconnaître et à le détester. Mais j’appris également à m’en servir. A me transformer en cette femme inachevée qu’ils plaignaient mais répugnaient à approcher – la peau de ma vengeance.

― Assez raconté ma vie. Et si on parlait de toi, mon beau Simon ?

« Ton premier rendez-vous. Ta première fois. »

Le choix de Simon fut facile. Il ne parlait pas aux autres, s’éloignait toujours seul, marchant la tête basse et les épaules voûtées. Mélancolique et fragile. Susceptible de voir la femme avant l’infirme, l’aimante avant la souffrante. Je le suivis durant quelques jours, repérai où il habitait. Une petite comédie bien au point – la chute spectaculaire de la pauvre boiteuse qui trébuche sur le trottoir – m’attira la sympathie bon marché de la concierge de son immeuble. En quelques jours, je sus tout ce que je devais savoir sur la vie de Simon.

Pour l’aborder, je rejouai ma pitoyable comédie. Il m’aida à me relever, se montra charmant, concerné, adorable. En marchant côte à côte jusque chez lui, nous tombâmes sur la concierge, qui me plaignit avec sincérité et le félicita avec chaleur de sa gentillesse. La suite fut un jeu d’enfant – le cas de le dire. Quelques jours plus tard, je le croisai dans la rue, comme par hasard, que le monde est petit. Puis encore une fois, et une autre. Il m’aimait bien, m’ouvrait sa confiance, je lui témoignai vite une grande affection.
Comme tous les autres avant lui.
Bientôt nous décidâmes de nos rencontres. Je pus venir l’attendre le soir. Ma présence suscita d’abord de la curiosité, sans doute quelques commentaires. Le temps, comme toujours, transforma l’événement en anecdote, l’anecdote en habitude. Personne ne se soucia plus de moi.

On ne se méfie pas d’une femme qui vient chercher un enfant à la sortie de l’école.

L’après-midi était bien entamé à présent. Je me blottis contre Simon. Baigné par le soleil, son corps restait étonnamment tiède. Je le caressai avec douceur, pour ne pas le réveiller. Ses épaules, ses bras, son cou, son torse. Pas plus bas. Jamais. J’avais ça en horreur.

« Je ne suis pas mon père. »

Le vent tourna, rabattant sur nous le remugle âcre du marais qui entourait notre île. Je humai longuement, avec délectation. Étrange comme la mort dégage un parfum puissant, plus intense que la vie même… M’habituant à l’odeur toute entière, je cherchai à en distinguer les différentes fragrances qui la composaient. Celle-ci, ancienne, qui brûlait la gorge : Martin – 7 février. Celle-là, encore fraîche et piquante, ma précédente conquête : Lucas – 11 mai. Oh, et celle-ci encore, plus épicée, délicieux souvenir : Samir – 28 mars…

― Ce sont tes frères, Simon. Ils t’attendent.

Je consultai enfin ma montre. Quatre heures et demie. Le temps avait filé. J’avais failli être en retard.

― J’ai un cadeau pour toi, Simon.

Je me redressai, fouillai dans les fougères à côté de moi et en sortis la boîte en carton rose, que j’avais cachée là avant de conduire Simon sur l’îlot. Je ne voulais pas qu’il la voie avant la bonne heure. Je voulais qu’il ait la surprise.

― Tu es content ?

J’eus un peu de mal à l’habiller. Son corps raidi résistait, et il était plus robuste que je ne le pensais.

― Tu as vite grandi, mon Simon. Il était temps que je t’invite ici. Avant que Papa se mette en colère…

Lorsqu’il fut prêt, j’étais en nage et cœur battant. Le grand moment était venu, enfin.
Un souffle de vent fit courir un léger carillon dans les feuilles des arbres. Les roseaux crissèrent leur crincrin familier.

― Tu entends, Simon ?

Je levai les yeux, le bonheur m’emplissait, et avec lui l’oubli de tout, sauf du chant de la nature autour de nous. Les notes couraient de branche en branche, je les suivais du doigt, tourbillonnant sur moi-même.

― Tu entends la musique ?

Un oiseau chanta, puis un autre. Le concert commençait. Je fermai les yeux, serrai Simon entre mes bras.
Nous dansâmes jusqu’à la chute du soleil à l’horizon du marais.


Aux longs jours de l’été, Jean et Charlotte Martinon dînaient tôt et partaient ensuite se promener du côté des marais, sur le Chemin des Roseaux. Des retraités paisibles, qui marchaient main dans la main, parlant peu et souriant beaucoup. Heureux d’être ensemble, de partager leurs vieux jours.
Ils ne rencontraient presque jamais personne. Un pêcheur, de temps en temps, ou un joli petit couple d’amoureux. Comme eux, avec cinquante ans de moins.
Ce soir-là, ils furent donc très surpris, au détour d’un sentier, de voir venir vers eux une silhouette claudicante, chargée d’un sac à dos et d’une boîte rectangulaire en carton rose – le genre de boîte où l’on rangeait avec soin des vêtements précieux, robes de mariage ou costumes de première communion, et qui paraissait déplacée ici.

― Drôle d’endroit pour se balader avec une béquille, murmura Jean.
― Ne fais pas de commentaire, Jean, le réprimanda aussitôt Charlotte. Je n’aime pas qu’on dise du mal des handicapés.
― Je ne dis pas de mal, je remarque juste…
― Chut !

Ils se croisèrent à l’embranchement du vieux banc, où Jean et Charlotte aimaient à s’asseoir pour contempler l’eau scintillant à travers les roseaux, à perte de vue. Ils échangèrent le salut aimable et complice des promeneurs pris en flagrant délit d’escapade loin de la civilisation.

― Vous êtes bien encombré, ne put s’empêcher de commenter Jean, malgré le coup d’œil furieux de sa compagne.
― Oh ! Ce n’est pas lourd. Et puis j’ai l’habitude…

L’infirme, d’une voix douce et claire, ajouta :

― Si je peux me permettre un conseil, n’allez pas de ce côté-là. Il y a une drôle d’odeur dans les marais…
― Sans doute une bête crevée, opina Jean d’un ton connaisseur. Ca arrive régulièrement, ces derniers temps. On ne retrouve jamais de carcasse, cela dit, et c’est pas faute d’avoir cherché.
― La nature fait son travail, ajouta Charlotte.

L’infirme tourna la tête vers elle et la fixa avec intensité. Quelques instants, deux ou trois secondes à peine. Mais cela suffit à Charlotte. Elle sut qu’elle n’oublierait jamais ce visage. La profondeur douloureuse du regard transperçant les traits lisses et enfantins. L’épuisement improbable d’une existence déjà trop longue.

Ils échangèrent encore quelques banalités, puis se souhaitèrent une bonne soirée, chacun poursuivant son chemin de son côté en sachant qu’ils ne se reverraient jamais.
Mais Charlotte se retourna plusieurs fois, pour regarder s’éloigner, encombré de sa boîte et traînant avec peine sa jambe tordue, ce jeune homme solitaire au visage d’enfant mort.
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Invité









MessagePosté le: Dim Avr 27, 2008 5:08 pm    Sujet du message: Re: [Concours n°2] Le marais des danseurs morts Répondre en citant

Anonyme4 a écrit:
Des roseaux à perte de vue. Cris d’oiseaux et bruissement de feuilles. Je remontai ma jupe et avançai dans l’eau jusqu’aux genoux, tâtant le fond avec ma béquille. Une puissante odeur de décomposition se mêlait aux parfums des lys sauvages, des dizaines d’insectes et de larves glissaient entre mes jambes, mais je n’y prêtai aucune attention. Juste la jouissance d’une paix intérieure retrouvée. Je progressai sur une trentaine de mètres avant de trouver ce que je cherchais : un petit îlot à l’abri des regards indiscrets, recouvert d’un tapis de mousse et d’herbe tendre.

« Nous serons bien ici, tous les deux. »

Je revins sur mes pas et regagnai la voiture où Simon m’attendait.

― Ce sera parfait pour notre première fois.

A 11h30, nous étions enfin allongés l’un à côté de l’autre, dans le petit nid douillet que j’avais aménagé. Simon n’avait pas prononcé un mot depuis notre départ de Bordeaux ; j’étais nerveuse et en nage, mais je ne lui en voulais pas. Je me tournai vers lui, mes doigts s’attardèrent un instant sur son torse, puis je finis par retirer la lame plantée dans sa nuque d’un coup sec. Le sang ne coulait plus depuis déjà dix bonnes heures.

Je levai la lame, observant contre le ciel étincelant l’encre noire de la vie de Simon, sèche et dure sur l’argent de mon stylet de mort. Il en fallait si peu pour tarir le fleuve rouge… Les bras ouverts, invitation à l’étreinte ; les corps serrés, quelques caresses, un soupir ; le poing armé qui se lève et s’abat sur la nuque abandonnée ; terminé.
A l’instant du coup fatal, Simon s’était cabré. Il avait levé ses yeux foudroyés vers moi. Je l’avais rassuré d’un sourire et d’une caresse maternelle sur la joue.

― C’était la seule solution, mon amour, avais-je murmuré. Cela devait se finir ainsi, tu le savais, n’est-ce pas ?

Un mince filet de sang s’était échappé de sa bouche en guise d’ultime réponse. Je l’avais embrassé, mes lèvres pour la première fois pressées contre les siennes, goûtant goulûment au chaud fluide de sa vie en fuite.

On ne se méfie pas d’une femme. Encore moins d’une boiteuse.
Ma béquille, ma meilleure arme.
Ma jambe tordue, mon plus beau drame.

― Papa me disait : « Danse. »

Je parlais au ciel bleu désert. Simon m’écoutait, les yeux écarquillés. Une mouche se promenait sur sa poitrine. Il ne la chassait pas. Moi non plus.

« Danse, ma petite chérie », ordonnait mon père, et il me frappait de sa canne. Le soir en rentrant de l’école, mes camarades prenaient le goûter que leur avaient préparé leurs mères, et ils racontaient leur journée de classe en riant, la bouche pleine et cerclée de lait frais. Moi, je n’avais que mon père, qui me tendait sans un mot la boîte en carton rose offerte pour mes huit ans. Je connaissais le rituel. Frémissant déjà, je me déshabillais sous son regard sévère. Je devais quitter pour lui mon déguisement d’enfant ordinaire, enfiler le seul costume dans lequel il avait décidé de m’aimer – le justaucorps translucide qui étranglait mes flancs maigres, le tutu rose pâle, les collants qui grattaient et les pointes étroites qui me martyrisaient les pieds.

― Oh oui ! Je voulais qu’il m’aime, tu sais. Je le voulais plus que tout au monde, malgré tout ce qu’il me faisait…

Je regardai Simon. Il y avait comme une larme de chair blanche au coin de son œil droit. La larme ondula. C’était un vermisseau, déjà à l’assaut. Je le chassai d’une chiquenaude. Simon frémit à peine.

― Le problème, c’est que je ne savais pas danser. Et je n’aimais pas ça. Je n’avais pas envie. Le costume, je voulais bien, et le reste… la nuit… C’était sa manière de m’aimer, tu comprends ? Mais danser… Pourquoi il me demandait ça ? Pourquoi ?

Je n’y échappais pas. Jamais. Je pleurais, je suppliais, je répétais que je serais une bonne petite fille, sa petite chérie, tant qu’il voudrait. Mais Papa n’écoutait rien. Il levait sa canne et il frappait. Encore et encore, jusqu’à ce que je danse.

― Et, tu sais quoi ? Aujourd’hui, j’ai compris. J’aimais ça. Qu’il se mette en colère, qu’il crie, qu’il me cogne. Lorsque je résistais, il me regardait. Il me voyait ! J’existais !

Alors, plus je grandissais, plus je regimbais – pas pour m’opposer à lui, non ! Au contraire. Pour me rapprocher de lui, pour acheter l’amour avec lequel il me déchirait le corps. Sa canne, je l’attendais, je la guettais, je la chérissais. La nuit, je me levais en douce pour la polir et l’entretenir en cachette. Qu’elle ne se brise pas, jamais. Qu’elle soit toujours fidèle au rendez-vous de nos fracas.

« Papa… »

Mais un jour, j’eus treize ans. Mon corps changeait, s’affirmait, et il ne put faire autrement que de s’en apercevoir. Je ne rentrais plus dans le justaucorps, les collants m’arrivaient à mi-cuisse et ma pointure devenait suspecte auprès des vendeuses de chaussons de danse pour petits rats de l’opéra.
Bien entendu, mon père ne le supporta pas. Je restais finalement sa pire défaite, comme au jour de ma naissance. Un soir, il décida de me punir une bonne fois pour toutes. Puisque je le trahissais, je ne méritais plus de danser pour lui. Il cogna, encore et encore. Contre ma chair à vif sa canne ne vibrait plus du moindre amour, et cette fois, je hurlai, je l’implorai, j’appelai au secours. Avant ce jour, je craignais juste mon père. A présent il me terrifiait.

― Quand les voisins ont fini par forcer la porte, ma jambe était déjà en miettes. Malgré les longues semaines d’hôpital qui ont suivi, les médecins n’ont pas pu la rafistoler. Elle est restée tordue, inutile, comme tu l’as connue…

J’appris le regard des autres. Ce mélange de pitié et de dégoût qui me salissait, moi, pauvre rien fracassé. J’appris à le reconnaître et à le détester. Mais j’appris également à m’en servir. A me transformer en cette femme inachevée qu’ils plaignaient mais répugnaient à approcher – la peau de ma vengeance.

― Assez raconté ma vie. Et si on parlait de toi, mon beau Simon ?

« Ton premier rendez-vous. Ta première fois. »

Le choix de Simon fut facile. Il ne parlait pas aux autres, s’éloignait toujours seul, marchant la tête basse et les épaules voûtées. Mélancolique et fragile. Susceptible de voir la femme avant l’infirme, l’aimante avant la souffrante. Je le suivis durant quelques jours, repérai où il habitait. Une petite comédie bien au point – la chute spectaculaire de la pauvre boiteuse qui trébuche sur le trottoir – m’attira la sympathie bon marché de la concierge de son immeuble. En quelques jours, je sus tout ce que je devais savoir sur la vie de Simon.

Pour l’aborder, je rejouai ma pitoyable comédie. Il m’aida à me relever, se montra charmant, concerné, adorable. En marchant côte à côte jusque chez lui, nous tombâmes sur la concierge, qui me plaignit avec sincérité et le félicita avec chaleur de sa gentillesse. La suite fut un jeu d’enfant – le cas de le dire. Quelques jours plus tard, je le croisai dans la rue, comme par hasard, que le monde est petit. Puis encore une fois, et une autre. Il m’aimait bien, m’ouvrait sa confiance, je lui témoignai vite une grande affection.
Comme tous les autres avant lui.
Bientôt nous décidâmes de nos rencontres. Je pus venir l’attendre le soir. Ma présence suscita d’abord de la curiosité, sans doute quelques commentaires. Le temps, comme toujours, transforma l’événement en anecdote, l’anecdote en habitude. Personne ne se soucia plus de moi.

On ne se méfie pas d’une femme qui vient chercher un enfant à la sortie de l’école.

L’après-midi était bien entamé à présent. Je me blottis contre Simon. Baigné par le soleil, son corps restait étonnamment tiède. Je le caressai avec douceur, pour ne pas le réveiller. Ses épaules, ses bras, son cou, son torse. Pas plus bas. Jamais. J’avais ça en horreur.

« Je ne suis pas mon père. »

Le vent tourna, rabattant sur nous le remugle âcre du marais qui entourait notre île. Je humai longuement, avec délectation. Étrange comme la mort dégage un parfum puissant, plus intense que la vie même… M’habituant à l’odeur toute entière, je cherchai à en distinguer les différentes fragrances qui la composaient. Celle-ci, ancienne, qui brûlait la gorge : Martin – 7 février. Celle-là, encore fraîche et piquante, ma précédente conquête : Lucas – 11 mai. Oh, et celle-ci encore, plus épicée, délicieux souvenir : Samir – 28 mars…

― Ce sont tes frères, Simon. Ils t’attendent.

Je consultai enfin ma montre. Quatre heures et demie. Le temps avait filé. J’avais failli être en retard.

― J’ai un cadeau pour toi, Simon.

Je me redressai, fouillai dans les fougères à côté de moi et en sortis la boîte en carton rose, que j’avais cachée là avant de conduire Simon sur l’îlot. Je ne voulais pas qu’il la voie avant la bonne heure. Je voulais qu’il ait la surprise.

― Tu es content ?

J’eus un peu de mal à l’habiller. Son corps raidi résistait, et il était plus robuste que je ne le pensais.

― Tu as vite grandi, mon Simon. Il était temps que je t’invite ici. Avant que Papa se mette en colère…

Lorsqu’il fut prêt, j’étais en nage et cœur battant. Le grand moment était venu, enfin.
Un souffle de vent fit courir un léger carillon dans les feuilles des arbres. Les roseaux crissèrent leur crincrin familier.

― Tu entends, Simon ?

Je levai les yeux, le bonheur m’emplissait, et avec lui l’oubli de tout, sauf du chant de la nature autour de nous. Les notes couraient de branche en branche, je les suivais du doigt, tourbillonnant sur moi-même.

― Tu entends la musique ?

Un oiseau chanta, puis un autre. Le concert commençait. Je fermai les yeux, serrai Simon entre mes bras.
Nous dansâmes jusqu’à la chute du soleil à l’horizon du marais.


Aux longs jours de l’été, Jean et Charlotte Martinon dînaient tôt et partaient ensuite se promener du côté des marais, sur le Chemin des Roseaux. Des retraités paisibles, qui marchaient main dans la main, parlant peu et souriant beaucoup. Heureux d’être ensemble, de partager leurs vieux jours.
Ils ne rencontraient presque jamais personne. Un pêcheur, de temps en temps, ou un joli petit couple d’amoureux. Comme eux, avec cinquante ans de moins.
Ce soir-là, ils furent donc très surpris, au détour d’un sentier, de voir venir vers eux une silhouette claudicante, chargée d’un sac à dos et d’une boîte rectangulaire en carton rose – le genre de boîte où l’on rangeait avec soin des vêtements précieux, robes de mariage ou costumes de première communion, et qui paraissait déplacée ici.

― Drôle d’endroit pour se balader avec une béquille, murmura Jean.
― Ne fais pas de commentaire, Jean, le réprimanda aussitôt Charlotte. Je n’aime pas qu’on dise du mal des handicapés.
― Je ne dis pas de mal, je remarque juste…
― Chut !

Ils se croisèrent à l’embranchement du vieux banc, où Jean et Charlotte aimaient à s’asseoir pour contempler l’eau scintillant à travers les roseaux, à perte de vue. Ils échangèrent le salut aimable et complice des promeneurs pris en flagrant délit d’escapade loin de la civilisation.

― Vous êtes bien encombré, ne put s’empêcher de commenter Jean, malgré le coup d’œil furieux de sa compagne.
― Oh ! Ce n’est pas lourd. Et puis j’ai l’habitude…

L’infirme, d’une voix douce et claire, ajouta :

― Si je peux me permettre un conseil, n’allez pas de ce côté-là. Il y a une drôle d’odeur dans les marais…
― Sans doute une bête crevée, opina Jean d’un ton connaisseur. Ca arrive régulièrement, ces derniers temps. On ne retrouve jamais de carcasse, cela dit, et c’est pas faute d’avoir cherché.
― La nature fait son travail, ajouta Charlotte.

L’infirme tourna la tête vers elle et la fixa avec intensité. Quelques instants, deux ou trois secondes à peine. Mais cela suffit à Charlotte. Elle sut qu’elle n’oublierait jamais ce visage. La profondeur douloureuse du regard transperçant les traits lisses et enfantins. L’épuisement improbable d’une existence déjà trop longue.

Ils échangèrent encore quelques banalités, puis se souhaitèrent une bonne soirée, chacun poursuivant son chemin de son côté en sachant qu’ils ne se reverraient jamais.
Mais Charlotte se retourna plusieurs fois, pour regarder s’éloigner, encombré de sa boîte et traînant avec peine sa jambe tordue, ce jeune homme solitaire au visage d’enfant mort.
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Le Vol des Cigognes

MessagePosté le: Lun Avr 28, 2008 10:10 am    Sujet du message: Répondre en citant

Je ne voudrais pas jouer les "cristina" mais j'adoooooooooooooore.....
La chute est excellente, je ne l'avais pas vu venir.
J'aime beaucoup l'écriture, c'est aérien pas du tout redondant, très agréable à lire.
Clap Clap à l'auteur
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Fredo
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Le Vol des Cigognes

MessagePosté le: Lun Avr 28, 2008 12:03 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Belle fin et belle utilisation de l'âge de la victime. Bravo.
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holden
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Le Serment des Limbes

MessagePosté le: Lun Avr 28, 2008 12:16 pm    Sujet du message: Répondre en citant

pareil

j'ai été scotché
_________________
lisez ce vous voulez . . .

http://unwalkers.com
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MessagePosté le: Lun Avr 28, 2008 5:29 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Je rejoint le concert des félicitations, bravo !
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sofy
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Le Vol des Cigognes

MessagePosté le: Lun Avr 28, 2008 8:10 pm    Sujet du message: Répondre en citant

c'est morbide à souhait ! bravo !!
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MessagePosté le: Mer Avr 30, 2008 9:02 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Excellente mais un ou 2 points reste obscur pour moi...
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holden
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Le Serment des Limbes

MessagePosté le: Mer Avr 30, 2008 10:17 pm    Sujet du message: Répondre en citant

yep
comme moi pour la bible
_________________
lisez ce vous voulez . . .

http://unwalkers.com
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Hoel
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Le Vol des Cigognes

MessagePosté le: Mer Juin 18, 2008 11:28 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Excellente nouvelle. La meilleure même selon moi.
Tout s'explique parfaitement bien, c'est vraiment recherché, bien écrit. De plus le dénouement est très réussi puisqu'il à atteint son objectif : me surprendre complètement. Que demander de plus ?
_________________
Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire... J'ai la certitude d'être encore heureux.
Jules Renard (1864-1910)

http://hanniballelecteur.wordpress.com/
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